Interview des Pinçon Charlot

Retrouvez l'intégralité de l'interview donnée par Monique Pinçon Charlot et Michel Pinçon dans le numéro 270 du Vivre à Gentilly.

« On n’a pas le droit de laisser faire ça »

Monique Pinçon Charlot et son mari Michel Pinçon sont invités à La médiathèque, samedi 2 février 2019, à 16h. Ces sociologues étudient en couple, depuis 1986, l’oligarchie de l’argent, cette caste qui accumule sans scrupule, laissant le peuple dans l’illusion. Décryptage, en plusieurs points, de 32 ans d’un travail d’utilité publique.

Un attachement à Gentilly

Michel : On a habité à Gentilly entre 1972 et 1977. Quand on est arrivé, on cherchait un appartement plus grand car on louait un studio à Boulogne-Billancourt. On a trouvé ce logement au 1er étage du 76, rue d’Arcueil, avec vue imprenable sur la raffinerie Rafidex et son odeur stimulante d’arrière-cuisine (sourires).
Monique : Nous avons beaucoup aimé vivre à Gentilly et avons même failli nous y ancrer. On militait au Parti communiste. Un jour, Carmen Le Roux nous a demandé un rendez-vous. Elle se présente chez nous et me dit : « Monique, je voulais que tu sois là car la décision vous engage tous les deux. J’aimerais bien que Michel soit mon adjoint. » Je l’ai remercié 1000 fois de m’avoir associée. Nous avons demandé deux jours pour prendre notre décision. L’expérience tentait Michel mais il a décidé de renoncer. Cela risquait de bousiller notre couple et on s’était mis en tête de faire de la recherche ensemble. C’était trop important. Avec le recul, je pense qu’elle a dû se dire qu’on avait eu raison. Autre anecdote, quand nous sommes partis, c’est Fabien Cohen et sa femme Laurence qui nous ont remplacés. On avait un peu d’argent et on est parti dans un petit pavillon à Arcueil. On l’a vendu en 1986. Avec cet apport, on a acheté notre maison actuelle à Bourg-la-Reine (92). Cela correspond à l’époque où on a commencé à travailler sur les riches.

Leur cooptation par l’oligarchie française

Monique : Paul Rendu (NDLR : directeur à l’époque de leur laboratoire, le Centre de sociologie urbaine), notre directeur au CNRS, nous a introduits dans la grande bourgeoisie de Neuilly. Mais nous n’avions pas d’entrée pour la noblesse fortunée. Lors d’une de mes insomnies, je me suis dit que dans ma Lozère natale,  une de mes connaissances avait fait un mariage d’amour avec un riche de la noblesse parisienne. Je l’ai rencontrée en janvier 1986. On a fait affaire tout de suite. 
Michel : Elle était déjà séparée de son mari et avait un couple à domicile pour elle toute seule. Monique arrive et lui serre la main. Ce qu’il ne faut évidemment pas faire. Elle n’en revenait pas (rires)
Monique : Elle nous a quand même ouvert les portes de l’aristocratie fortunée. Ça a été super jusqu’au  jour où elle s’est fâchée, quand nous avons sorti  « Le Président des riches » sur Sarkozy, en 2010.

Le choix d’étudier les grandes fortunes

Sur 1000 sociologues à l’époque, il y en avait 3 ou 4 autour de Bourdieu qui travaillaient sur les dominants. Les autres, dont nous, sur les dominés. Au Parti communiste, on parlait souvent du capitalisme monopoliste d’État. On s’était dit, en 1978, quand on a commencé à étudier au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), qu’on allait se mettre tous les deux ensemble pour travailler sur le concept que les communistes manipulaient comme un slogan, sans se rendre compte que c’était une classe organisée, avec des gens qui fonctionnaient de telle ou telle manière. Il nous a fallu du temps pour faire ce travail ethnographique. Le sujet n’était pas recevable au CNRS. On a compris qu’il ne fallait pas travailler sur les dominants mais les laisser en place et en paix.

Le concept du riche

Ce n’est pas nous qui définissons qui est riche, c’est eux. Au départ, on est parti, Michel et moi, avec l’annuaire des grands cercles (L’Automobile club, le Travellers club, le Jockey club, l’Union interalliée…). Grâce à nos contacts, on a réussi à y entrer. On était autorisé à passer par les portes de service et, avant que les membres n’arrivent, on pouvait travailler sur les annuaires. On commençait à 8h à 10h, ils arrivaient pour le premier café et puis on devait ressortir par la porte de service pour qu’on ne nous voie pas. On n’était des gens pas présentables. J’avais une frange (rires).
Michel : On faisait des efforts pourtant (rires)
Monique : Toi, tu étais beau (rires). On avait acheté un costume.

Les codes pour se comporter dans la haute société

Michel : Si on est en famille, ça va, même s’il faut garder un certain rituel. Si on reçoit, en revanche, c’est cravate, nœud-papillon et costume. Pour aller au spectacle, au théâtre, on fait aussi un petit effort.
Monique : On ne trinque pas. On ne dit pas « bon appétit ». Tout ça est confondant. On ne prend pas l’apéro, on prend un verre.
Michel : On avait fait une enquête sur les grands gagnants du loto, à partir du million d’euros. La Française des jeux avait une équipe pour s’occuper des gagnants souvent déroutés. Nous avions suivi ces dockers de Marseille qui avaient remporté 15 millions d’euros. Un soir, ils emmènent la famille dans un grand restaurant très chic du bois de Boulogne. Les gars entrent. Tout le monde était très guindé. Et eux disent à toutes les tables « Bon appétit, bon appétit » ! Ils ont semé un doute (rire).

Carlos Ghosn, un grand patron épinglé

Monique : C’est parfait mais ce n’est pas du tout normal que ça sorte. C’est un lanceur d’alerte au plus haut niveau de la direction de Nissan qui a eu connaissance de ces malversations qui sont quand même assez graves puisqu’il y a de la fraude fiscale, 39 millions d’euros non  déclarés, de l’abus de bien social, c’est à dire que son mariage en 2007 avec sa nouvelle femme a été entièrement payé par Nissan, de même que les frais de divorce avec son ancienne épouse. Le jet privé, c’est celui de Nissan. Il était complètement protégé par des conseils d’administration oligarchiques. C’est l’entre-soi. Ils  sont toujours entre eux. Cette espèce de capitalisme de connivence fait que, de toute façon, ils se retrouvent en eux dans tous les conseils d’administrations du Cac 40. Un endroit c’est Bernard Arnault (LVMH), un autre c’est François Pinault (Kering)... Ceci explique cela.

L’évasion fiscale, un sport ordinaire

Monique : Toutes les familles de la grande bourgeoisie la pratiquent. C’est normal. Si on ne se plie pas à cette évasion, c’est qu’on est un pauvre c*** (sic). Ça se transmet de génération en génération. On a même vu plusieurs familles lors de ventes aux enchères de montres en Suisse.
Michel : La Suisse, c’est un déplacement courant. Ils en profitent pour aller à la banque quand ils vont au ski. Et puis, il y a des collusions à haut niveau avec le Luxembourg. Le 1er ministre et président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a une grande responsabilité sur l’évasion fiscale qu’il a couvert et organisé, avec un système d’impôt sur mesure pour les multinationales. Il commercialise la souveraineté du Luxembourg, notamment  pour attirer les FMI (firmes multinationales) américaines.
Monique : Cela a été dévoilé par un lanceur d’alerte Antoine Deltour qui a eu bien des ennuis. On connaît beaucoup de lanceurs d’alerte. Hervé Falcani sur l’affaire HSBC, c’est le scandale le plus énorme : l’histoire de ces 40 000 repentis de Bercy qui  ont cru qu’ils étaient sur la liste HSBC. Eric Woerth (ministre du Budget de l’époque) avait dit qu’il y en avait 3 000 mais ils n’avaient pas dit les noms donc ils étaient 40 000 à être venus ! C’était tellement drôle (rires). C’est un indicateur que c’est massif dans ces milieux-là.

Entre-soi et sentiment d’impunité

Monique : Ce qui les inquiète le plus, c’est la perte de leurs privilèges. Quand ils voient Carlos Ghosn, DSK, tous ces gens qui basculent en quelques secondes du statut le plus privilégié à la déchéance avec la prison, ils ont peur. Ils savent pourtant qu’ils sont des voleurs, tout en ayant ce sentiment d’impunité qui se construit car ils sont toujours entre eux. Ils se regroupent dans les beaux quartiers, les écoles, les cercles, les conseils d’administration des grandes sociétés, à l’église parfois. Pour se faire enterrer ils ont leur propre société, pour les grands de ce monde.

La chasse à courre, quand le loisir bourgeois attire les prolétaires

Michel : Tout se trame dans les forêts de la grande région parisienne. Il y a, devant, les veneurs, en grande tenue, à cheval, avec leurs chiens, et derrière, à les suivre, la classe populaire, à pied, à vélo voire en voiture. Certains ne sont pas particulièrement chasseurs mais plutôt curieux. D’autres sont plus passionnés. J’ai en mémoire ce facteur. Le samedi matin, il terminait sa tournée à 8h30. Il prenait son vélo direction la forêt pour assister à la chasse à courre. Il allait voir le comte ou le grand banquier. C’est un amoureux de la vie de la forêt, des animaux, au point de les chasser (rires). Il parle aux veneurs. Ces derniers le respectent, l’écoutent et tiennent compte de son avis car il sait souvent par où les proies vont aller. Tout le déroulé est intéressant. Au moment où la chasse va commencer, il y a une sorte de cérémonial. « On va aller dans telle zone de la forêt… » Pendant la chasse, tout le groupe se parle. Le président d’une telle société ou le marquis discute avec le facteur. À la fin, on casse la croûte. Et là, les classes sociales se reforment. Il y a la haute société d’un côté et le peuple de l’autre. Mais c’est amusant de constater que l’intérêt pour la pratique, qu’on peut critiquer, est commun. Ce loisir réunit des gens qui autrement ne se parlent pas, ne se fréquentent pas, presque ne se voient pas, et à la fin chacun rentre chez soi.

Macron,  président des Français…super riches

Monique : Hollande a dit qu’il n’était pas le président des riches mais des super riches. C’est exactement ça. 
Michel : L’un des dangers immédiats, c’est sa volonté de privatisation des structures sociales, des services publics, de la SNCF, de tout ce qui est public. Pourquoi : quand il y aura un capital placé, il y a aura des dividendes. Et ça veut dire : vous êtes les bienvenus. Et ça fera des services publics plus chers.
Monique : Il est plus dur que Sarkozy, en posture de guerrier. Il est incroyablement impitoyable pour les travailleurs. Il mène une guerre idéologique autour des fainéants, des assistés. En plus, la réalité sociale et économique est terriblement compliquée pour les gens modestes. Il leur ampute l’avenir, c’est-à-dire il détruit toutes les sécurités et dit en plus que ces gens ne veulent pas changer. Avec le dérèglement climatique, tout le monde comprend que ce qui se passe est très grave. La canicule, les incendies. Les gens dans leur tête connectent les injustices économiques et sociales et les injustices climatiques.
Michel : Les gens modestes savent qu’Emmanuel Macron a supprimé le crédit d’impôt pour les fenêtres. Il n’y a que les riches qui vont pouvoir se faire refaire les fenêtres. Il y avait cette subvention avant. Ce qui était une démarche utile, en plus de limiter le réchauffement climatique.
Monique : Les gens comprennent bien qu’il dit noir et qu’il fait blanc. Il est là pour cette logique de classe. Il sait qu’il ne sera pas réélu. Il se dit : j’ai mon mandat pour 5 ans. Après, à mon avis, il prépare sa nomination à la tête FMI à la suite de Christine Lagarde. C’est mon hypothèse de sociologue. Il aura fait le sale boulot pour l’oligarchie et il sera récompensé.
Michel : Ils se récompensent par des nominations, des postes. Ils ferment les yeux sur les holdings ouvertes au Luxembourg pour planquer l’argent. Tout le pouvoir ferme les yeux.

Silence  au sommet de l’État

Dans notre dernière BD, on montre que pour Jérôme Cahuzac, tout le monde savait : Hollande, Ayrault. Le « on ne savait pas », c’est du pipeau. Il est tombé à cause de son divorce et d’un téléphone mal raccroché. Liliane Bettencourt (L’Oréal) à cause d’un conflit avec sa fille. Ce n’est jamais le résultat de la traque des services de Bercy. On fait des cadeaux à des riches qui sont déjà riches. Leur investissement dans l’économie réelle ne va pas beaucoup changer. Par contre, ce qui va changer, c’est que la grande bulle de spéculation financière qui gonfle et qui gonfle au fur et à mesure de ces cadeaux. C’est dangereux car elle peut s’écrouler. C’est ce qui s’est passé en 2008.  Ils se sont arrangés avec les politiques qui étaient au cœur de l’Etat, Sarkozy et compagnie, pour transformer une dette privée en une dette publique. Et ça a marché. C’est quand même nous les cons. On a notre responsabilité. Ils font ce qu’ils font mais nous, on les laisse faire. Les bonus, les dividendes sont depuis sont allés crescendo. Macron, c’est l’enfant de Hollande qui a été lui aussi tout sauf l’ennemi de la finance. Une oligarchie pour perdurer, il faut qu’elle crée de fausses alternances. Surtout pas d’alternatives. La prochaine alternance peut être Mélenchon qui se rêve en nouveau Mitterrand.

Cadeaux fiscaux à la pelle

Monique : Avec Macron, ils suppriment l’imposition sur les valeurs mobilières puisqu’ils suppriment l’ISF et que 95 % des grandes fortunes sont composées uniquement de produits financiers. On a  travaillé sur les 100 plus riches de l’ISF (impôt sur la fortune).
Michel : Les châteaux et les appartements, ça ne compte pas beaucoup par rapport à ce qui a été accumulé.
Monique : On nous a dit la fiscalité sur les revenus du capital est passée de 60 à 30 %. Ce qu’a fait Macron, avec l’histoire de la Flat tax, c’est une arnaque épouvantable. Liêm, l’économiste de très haut vol qui travaillait pour Mélenchon (France insoumise), nous a expliqué. L’arnaque c’est que pour les riches, ils comptent les cotisations et la CSG (contribution sociale généralisée) et que pour les « pauvres » ils ne parlent  jamais de l’impôt, avec la CSG et les cotisations sociales, parce que sinon ça ferait beaucoup trop, un effet d’annonce atroce. Avec cette nouvelle Flat tax, les riches vont payer un impôt forfaitaire, spécial riche en réalité de 12,8%, c’est-à-dire inférieur à la tranche la plus faible des revenus salariaux qui est à 14 %. Que font donc plusieurs traders ou ceux qui ont des revenus très élevés ? Ils se font payer en dividendes, imposés à 12,8%. Et tout est légal.

Philanthropes intéressés

Michel : Ils versent de l’argent dans des sociétés caritatives. Dans le 16e arrondissement, il y a beaucoup de fondations qui accueillent des enfants dans la difficulté. Pour  eux, elles constituent une légitimation.
Monique : Comme dit Balzac, les origines des fortunes, c’est comme les langes des bébés, ce n’est jamais propre. La fortune de Bernard Arnault en est un exemple.
Michel : On a bien connu l’héritier d’une entreprise de grande distribution avec un château dans la banlieue parisienne et des fermes en Argentine. Il était très, très à l’aise, il avait rencontré un pauvre. À chaque fois qu’il sortait à pied de chez lui, il avait un billet de 50 euros.
Monique : La philanthropie augmente plus quand l’Etat est néolibéral et privatise. Elle est complétée d’un pillage de l’argent public par tous les bouts. Ils sont organisés pour ça. Ils bénéficient de la complicité des  inspecteurs des finances, dont Emmanuel Macron fait partie. Ce corps, au plus haut niveau de Bercy, constitue une noblesse d’Etat qui fait partie de l’oligarchie. Les Michel Pébereau etc., ils sont au cœur. L’oligarchie est transversale à tous les corps de l’État et aujourd’hui elle représentée est au sommet de l’Élysée. Mitterrand aussi en a été un des valets les plus zélés.
Grosso modo, ils font des fondations mais elles sont défiscalisées à 66%. Il faut toujours rogner les deniers publics. Nous avons trouvé des chiffres assez extraordinaires avec la suppression de l’ISF de Macron. Au bout de six mois, on s’aperçoit que les dons à la Fondation de France ont baissé de 50%, aux Orphelins d’Auteuil de 40 %. En effet, quand ils payaient l’ISF, il y avait un avantage dans l’assiette d’assujettissement à l’ISF, car les dons en sortaient. Ils avaient intérêt de donner. Comme c’était par tranche, ça allait. La suppression de l’ISF a eu un effet immédiat. Cela montre qu’ils préfèrent ne pas payer d’impôt. Ils donnent s’ils ne payent pas. Par contre s’ils doivent payer des impôts, ils ne donnent plus.

Un espoir ? La révolution !

Monique : Il n’y a aucun espoir dans l’immédiat. On est anticapitalistes. Le système tel qu’il est dans sa  violence aujourd’hui, ne fait que s’enrichir, devenir encore plus fort, comme un ouragan qui prend de la puissance. Plus la critique est forte, plus ils parent. Ils instaurent le secret des affaires. On s’est battu contre le verrou de Bercy. De toute façon, ils peuvent le supprimer car ils ont instauré plein de mesures de contournement. Les riches n’iront jamais au tribunal. Aujourd’hui, il n’y a pas de remparts. Il faudrait vraiment une révolution anticapitaliste car là, on va dans le mur. La planète est foutue, l’humanité pareil, le dérèglement climatique est atroce, c’est une bombe à retardement qui va arriver plus vite que prévue. La gravité de ce qui arrive est niée. Ils ont mis au point des produits financiers pour spéculer sur le réchauffement climatique et l’aggraver. On l’a écrit avec Michel. Il ne nous est pourtant rien arrivé. Ce sera si on continue, soit la catastrophe écologique et la descente aux enfers finale, c’est-à-dire la destruction de sa planète et de son humanité, soit au contraire le réveil. On est dans une guerre de classes à l’échelle de la planète. Les riches mènent contre les peuples. Ils se sont dit au plus haut niveau que les camps d’extermination des nazis allemands, c’était derrière nous et qu’il fallait trouver une autre  méthode pour détruire la moitié la plus pauvre de l’humanité... Après tout, ils pourront toujours s’acheter de l’air pur. On va fabriquer de l’air pur et ils en auront. On sous-estime le développement de tout ce qui est la domotique, l’intelligence artificielle. Il y a la moitié de l’humanité qui est en surplus, qui ne sert plus à rien. Vous comprenez très facilement que tous les pauvres de la terre, qui ont quand même besoin de boire et de manger et dont on a plus besoin de travailler, on n’a qu’à les éliminer. C’est le dérèglement climatique qui va faire le travail à leur place.  On se croit en paix mais en réalité on est en guerre. C’est un monde orwellien. Nous avons la chance d’avoir des lunettes. À nous d’aider le peuple. Pour que ça commence à changer, il faut aller dans les beaux quartiers pour faire ch*** les bourgeois. Pour mettre à bas le système, il faudrait également  leur supprimer les titres de  propriété des moyens  de production, les médias. Neuf milliardaires possèdent 90% des médias en France. Ils ont construit Macron. C’est une construction sociale de la célébrité.

Les gilets jaunes, une révolte populaire à ne pas mépriser

Monique : Il ne faut pas les mépriser. Ils ne veulent pas être récupérés par la politique et les syndicats. C’est une révolte globale. Cette immense colère a pris le prétexte de la taxe sur le carburant, ceci dit qui est un vrai problème quand on est juste à la fin du mois. C’est symptomatique de la manière dont se conduit Macron, des cadeaux qu’il a fait aux plus riches. Tout le monde se rend compte qu’il est en train d’enlever les cotisations sociales, qu’il les a faites basculer dans le budget général de l’État et que bientôt, les gens n’auront plus de salaire indirect. Ils croient gagner mais en réalité ils vont perdre car après ils vont devoir prendre des mutuelles. Ils ont intuition qu’il y a quelque chose de très grave qui se passe à Bercy, avec le prélèvement à la source et tout ça.  On se sent solidaire d’eux. On ira manifester avec eux, déjà en tant que sociologues, pour prendre nos points de repère. Ils vont être instrumentalisés par Jean-Luc Mélenchon et par Marie Le Pen, c’est déjà parti.  Notre présence est importante car c’est un mouvement de classe très anti-oligarchique.
Michel : Si le mouvement perdure, ils vont être très inquiets. Dans la période de la grande grève de 1995 où des camions militaires faisaient des transports dans Paris, c’était la panique dans les beaux quartiers. Ils pensent à un changement de cycle, de régime.

L’extrême droite à l’affût

Monique : C’est une défaillance. Nous sommes tous responsables. Si elle a pris comme ça dans les milieux populaires c’est parce que la gauche radicale les a désertés. Tout ce qui s’est passé dans les vrais ghettos a été abandonné par les forces vives de gauche. C’est très facile de l’instrumentaliser. Après la chute du mur des Berlin, ce n’était pas difficile de voir que le néo-libéralisme allait s’instaurer comme il était déjà en place aux États-Unis et en Grande-Bretagne et que la classe supérieure allait en profiter pour le généraliser.

Qui sont ces ultra-riches

Monique : Nous sommes dans un rapport 1% -99%. Et même pas 1% à cumuler plus de la moitié des richesses. Aujourd’hui, en France, il y a 200 000 inscrits sur Le Bottin mondain et encore ils ne sont pas toujours riches. Arnault, Pinault, Bolloré, Dassault, Niel... De toute façon, ils se marient entre eux, ils se cooptent. La grande bourgeoisie fait la sociologie de sa classe. Un grand bourgeois, c’est un individu mais il a toujours sa famille, contrairement à la classe populaire. Les grandes familles cousinent large. Si les enfants ne veulent pas reprendre la banque, un neveu fera affaire.
Michel : On a beaucoup le souci de la lignée. Certains y sont arrivés parce qu’ils ont percé mais ils sont quand même en grande majorité des héritiers qui entendent produire des héritiers.

En plein âge d’or

Michel : Actuellement, ils sont tranquilles, sûr de l’avenir immédiat. Tant qu’il n’y a pas de  changement politique radical, ils ne sont pas inquiets. Quand  ils sont au pouvoir comme maintenant, en plus... Ils ont gagné la guerre. Leurs enfants font, sauf exception, de bonnes études dans les grandes écoles les plus productives, dirons-nous. La relève est prête.
Monique : Il ne faut pas que l’argent ruisselle. Il faut être sûr que l’argent soit inscrit dans le temps long des dynasties pour qu’il reste. La théorie du ruissellement c’est toujours on pompe le bas pour enrichir les riches. C’est vraiment du pipeau. Il faut vraiment qu’on soit idiot pour accepter ces contes aussi immatures que la main invisible (Théorie libérale de l’économiste Adam Smith : la somme des intérêts individuels aboutit à l’intérêt général. NDLR.)

Confinés à l’écart du peuple

Monique : On a fréquenté les beaux quartiers pendant des années. On est allé les retrouver en vacances dans les parcs de Saint-Tropez, là où ils font du ski. Toujours dans  des espaces à part.
Michel : Il y a eu un test grandeur nature avec l’installation de petits bâtiments en bois préfabriqués, un centre d’hébergement d’urgence dans le 16e sur un espace du bois de Boulogne. Environ 200 logements. Avec la menace de l’arrivée de ces bâtiments pour abriter des sans-abris, le quartier a été en effervescence.
Monique : On a fait un livre « Panique dans le 16e » sur cette histoire. Qu’un communiste, Ian Brossat, se permette de faire ça. Il a été insulté (rires).

Les dangers de dénoncer

Monique : Il faut un courage fou aujourd’hui, pour être lanceur d’alerte.
Michel : À Malte, qui est un lieu de magouille fiscale, une journaliste a été assassinée car elle révélait des choses qu’elle ne devait pas. Ça concernait le premier ministre qui correspond à notre président de la République.
Monique : Nous n’avons jamais été menacés.
Michel : On est même un peu vexés (rires)
Monique : Nous avons quand même reçu des insultes dans Le Figaro, Les Échos, des choses « limite ». Philippe Val, l’ancien directeur de France Inter, a écrit un livre où il nous consacre quelques pages. C’était de la diffamation. Le mépris était la meilleure des réponses. Mais globalement, jamais on ne nous critique. On n’a jamais été contredit par personne. Même des grands bourgeois ont aimé nos livres. Ils nous ont dit par exemple que le système théorique de Bourdieu était adapté au fonctionnement de leur classe. Une anecdote, on a fait un article pour un des cercles les plus riches, le Jockey club. On envoie notre article au président. Il nous dit : « c’est drôlement intéressant. Je vais le publier dans le bulletin mais ce n’est pas possible que vous le signiez ». Un ponte l’a réécrit en nous remerciant.

Continuer le travail sociologique malgré le rejet

Monique : À partir de « Nicolas Sarkozy, le président des riches », ça nous a quand même barré la route à droite. Mais pas à gauche, car les Socialistes voulant reprendre le pouvoir, ils nous ont aidés, dont Jérôme Cahuzac. Il a accepté de signer son témoignage, d’autres ont préféré l’anonymat. Quand on a écrit « La violence des riches », où Hollande et toutes ses turpitudes ont été analysées, on n’avait plus rien (rires). Aujourd’hui, ça se fait beaucoup par des lanceurs d’alerte, des inspecteurs des impôts au plus haut niveau de Bercy qui nous parlent, sous couvert d’anonymat. Ils viennent nous voir quand on fait des dédicaces, la tête baissée, « je voudrais vous parler, est-ce que c’est possible ? » Ce sont des gens courageux. Notre travail amène à porter à connaissance des choses qui devraient rester discrètes. Nous faisons un travail d’intérêt général, de salubrité publique, afin de rendre transparent la mécanique d’accumulation.
Michel : De montrer comment ils ont des filières pour aller mettre de l’argent au bout de l’Asie.

Deux communismes face à face

Monique : On a fait de l’entrisme, on a payé de nos personnes. On a été très heureux de ce qu’on a fait. De le partager tous les deux. Nos recherches sont le résultat d’un couple, d’un travail réalisé à quatre mains. Notre solidarité, ce petit communisme à nous deux s’est est retrouvé face à un autre communisme là où on ne l’attendait pas. L’oligarchie de l’argent, c’est le communisme réalisé. La classe dominante vit dans le partage, la solidarité.
Michel : Même s’il y a de la concurrence parfois.
Monique : En tout cas, on ne laisse jamais tomber l’un des siens, sauf s’il fait du tort à la classe.

Le plaisir d’une étude d’utilité publique

Michel : C’est devenu l’histoire d’une vie. Pourtant, avant d’étudier les riches, on avait travaillé dans les milieux populaires. Nous avons traité de la vallée de la Meuse et la sidérurgie. Nous sommes aussi allés enquêter à Chenôves, en Bourgogne, dans des HLM. On était jeunes chercheurs. C’était en hiver. Le maire nous avait loué deux vélos. On allait dans les cités hors de la ville. Parfois, lorsqu’il neigeait, on arrivait transi. C’était les 3-8, on avait droit à un p’tit coup de rouge pour se réchauffer. On faisait des entretiens. C’était très enrichissant. Après, on a trouvé notre sujet de prédilection. On est allé chez les uns et les autres, dans telle cérémonie. À côté, bien sûr, on a toujours lu la presse. Des revues économiques notamment. Ceux qui publient les fortunes. C’est très utile. On demande directement à contacter les gens. On a des refus, c’est de plus en plus difficile mais on a encore des possibilités de contact. Avec des gens qui ne sont pas irrités par notre simple présence.
Monique : On gère notre temps. Pour que ça avance, il faut s’y tenir mais nous avons notre propre discipline. On ne peut pas rédiger plus de deux heures par jour. Mais on s’est tellement amusé, c’était du travail mais parfois on ne savait plus. Notre fils nous a parfois suivis. C’était une vie passionnante. Le fait qu’on ait fait tout le travail ethnologique, d’avoir partagé tous ces repas, ces chasses à courre, on est sûr de ce qu’on avance. C’était et c’est toujours une sacrée aventure pour nous. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’était d’entrer chez un propriétaire de champagne. Des hôtels particuliers, des châteaux. Nous étions invités dans des cocktails. On a fait des centaines de partie de chasses à courre. Avec les grands bourgeois, c’était toujours confortable. Ce qui me rassure, c’est que ça ne nous a pas fait tourner la tête. Le fait qu’on soit deux, on a toujours été solide et critique. On n’a jamais été séduit. On a vu qu’on ne devisait pas avec des idiots, qu’ils avaient des connaissances, qu’ils parlaient au moins deux langues étrangères. On a compris ce qu’était le pouvoir dans notre chair, la solidarité, les rapports d’exploitation et de domination. Notre sociologie est désenchanteuse mais nous sommes l’espoir incarné. Vous voyez la pêche qu’on a. Mon mari a 76 ans, bon il perd un peu la mémoire (rires)…
Michel : …Vous disiez quoi ? (rires)
Monique : … Mais on  continue, ensemble, coûte que coûte. Se révolter, ça apporte de la joie. Nous sommes fiers du contre-pouvoir qu’on exerce. Ça ne sert à rien de faire l’autruche. Nous devons savoir ce qui attend nos enfants nos petits-enfants. On n’a pas le droit de laisser faire ça.

Prochains projets ?

Monique : On ne peut pas le dire. Juste que ça sortira pour la Fête de l’Huma’. Ce sera sur les riches. On ne lâche pas notre os (rires).